25/12/2014

Punk rouge et souris grise - Jean-Michel Sanchez

Aussi loin que je puisse me souvenir, j’étais animé par la violence.  Même tout petit, au CM1, il y avait des gamins qui me poursuivaient et avec lesquels je me battais.

Pendant la préadolescence, j’ai traîné avec des gars pas très clairs, et cela jusqu’au jour où j’ai rencontré des punks, avec lesquels je me suis lié d’amitié. Au début le groupe était assez marginal, mais sans grande influence : nous n’étions que 4-5. Puis d’autres punks ont entendu parler de la bande et c’est devenu un gang assez conséquent. On traînait dans un village de la banlieue de Toulouse. Nos  journées étaient faites de vols, violence, drogue, bagarres avec les gangs.

Une rencontre inattendue

Un jour où je déambulais avec mon gang, j’ai croisé un gars qui m’a reconnu. Il avait été à l’école avec moi. Il était chrétien. Lorsqu’il m’a vu avec la crête sur la tête, une crête de 12 centimètres de haut, couleur fluo, avec les chaînes cloutées, il est rentré chez lui et il a aussitôt prié pour moi. Il a demandé à Dieu de m’aider à sortir de là.

Il a été courageux, car il s’est renseigné pour savoir où se trouvait notre squat, où nous passions nos soirées. Lorsqu’il a trouvé le squat, prenant son courage à deux mains, il est venu nous trouver. Chose tout à fait invraisemblable, il a réussi à entrer dans le squat et à venir jusqu’à moi. Sans dire un mot, il s’est assis, et pendant plusieurs jours il est venu s’asseoir et reprendre contact, faire en sorte que les gars de la bande s’habituent à lui, et puis, un jour, il m’a parlé. Il m’a dit que la vie ce n’était pas ça, il pouvait y avoir autre chose que la violence, la bagarre, etc... Il a ensuite fait quelque chose que personne n’avait jamais fait pour moi : il m’a invité à manger chez lui ! J’ai pris cela comme un challenge, car je pensais que jamais ses parents ne me laisseraient rentrer chez eux avec un revolver à la ceinture.

Le jour J, lorsque je suis arrivé à la porte de la maison. Sa mère m’a accueilli avec le sourire, elle m’a fait rentrer et mon regard s’est porté sur la cuisine, où la table était déjà mise. J’ai compté le nombre de couverts qu’il y avait ; je voulais savoir s’ils m’avaient compté ou pas. Je me suis vraiment bien senti avec eux. Il n’y a pas eu une seule allusion à ma crête, à mon revolver, à ma vie. Au moment de repartir, toute la famille m’a invité à revenir quand je voulais. Ce jeune homme, qui s’appelait Thierry, a gardé contact avec moi, et à chaque fois que j’en avais marre de la vie que je menais, je me retrouvais chez eux. C’était devenu mon havre de paix.

Grimaces au culte

Un samedi soir ils m’ont gardé chez eux à dormir. Le lendemain matin, Thierry est venu me réveiller: « lève-toi, nous allons à l’église ». Pour moi cela ne voulait rien dire, je ne savais même pas ce qu’était une église. Après avoir râlé un peu, mais à cause de leur insistance, je me suis dit: « Puisqu’ils veulent m’avoir dans leur église, ils vont m’avoir… »

Alors j’ai fait ma crête, je me suis maquillé, j’ai mis mon revolver à la ceinture, et nous sommes partis. Une fois arrivés à l’église, j’ai attendu que tout le monde soit assis pour aller m’asseoir tout devant. J’ai passé le culte à faire des grimaces, à regarder les gens méchamment, à leur faire peur. Mais après le culte, les gens me souriaient, certains sont venus me saluer, et j’ai vraiment ressenti la paix dans ce lieu. Et je suis retourné à ma vie habituelle.
Quelque temps plus tard, Thierry est venu me voir pour m’inviter à un rassemblement chrétien. Il a insisté et j’y suis allé. Mais en fait, je n’ai pas mis les pieds à ce rassemblement: j’ai passé ma journée au bar le plus proche.

A 17H30 nous avions rendez-vous pour repartir, et là j’ai remarqué une petite mamie - toute petite - qui me fixait attentivement. On me regardait souvent, à cause de mon look ce n’était pas rare. Mais cette petite mamie me regardait différemment. Elle me fit signe de m’approcher. Lorsque je suis arrivé près d’elle, elle s’est mise à parler avec une telle autorité que je ne pouvais pas faire autrement que de l'écouter: « Jeune homme, me dit-elle, je ne vous connais pas, je suis une chrétienne qui assistait au rassemblement et Dieu m’a parlé. Il m’a montré votre visage en vision et Il m’a dit de vous dire ceci : « Jésus vous aime et Il va faire de vous un serviteur. »

Malgré la muraille de protection que j’avais érigée, ces paroles ont littéralement transpercé mon cœur. Et cette mamie de rajouter : « Je ne vais certainement plus jamais vous revoir, mais je suis tellement sûre de ce que je vous dis que je vais vous laisser un présent, que vous garderez toujours avec vous. Ainsi, le jour où cela arrivera, vous vous rappellerez de ce que Jésus vous a dit aujourd’hui. Elle fouilla dans ses poches et en sortit une petite souris en plastique. J’ai alors ressenti un tel amour dans mon cœur que, submergé par les paroles de cette petite mamie, j’ai pris cette petite souris et je suis allé me cacher sous des escaliers, où j’ai pleuré, et pleuré encore.

Une fois de plus, j’ai repris mon train de vie habituel et rien n’a changé. Je suis retourné auprès de mon gang. Je ne pouvais pas me retenir d’être violent, en paroles, en actes, et j’étais détesté par toutes les personnes qui me rencontraient. Ils m’évitaient.

Dix punks, armés, devant la porte !

Un soir, un gars de mon gang est allé en boite de nuit tout seul et il s’est fait frapper par un autre gang. Nous avons donc décidé de monter à une dizaine une expédition punitive la semaine suivante, pour tout casser dans la boite en question et se venger. Alors que nous étions en chemin, un épais brouillard est tombé d’un seul coup, qui nous occultait véritablement la route. Plus moyen de faire avancer le véhicule. Nous avons vu un sentier sur le côté de la route, nous l’avons emprunté et il nous a conduits à une maison. Sans but précis, nous avons décidé de frapper à la porte de cette maison.

Imaginez dix punks maquillés, armés, devant la porte ! Une femme est venue ouvrir, et au lieu d’être apeurée, elle a esquissé un petit sourire, nous a souhaité la bienvenue et nous a invités à entrer. A notre stupéfaction, elle nous a ensuite demandé de nous asseoir dans la salle à manger, où elle nous a proposé à boire. Quelques minutes plus tard, quelqu’un a sonné à la porte. Nous avons entendu un chaleureux : « Bienvenu, pasteur. » Nous étions chez des chrétiens qui attendaient la venue de leur pasteur, et quand nous sommes apparus à la porte de cette maison, cette dame s’est dit que c’était Dieu qui envoyait ces jeunes. La soirée s’est passée dans le calme, à deviser des choses de Dieu. Deux d’entre nous avons été touchés dans notre cœur par les paroles de ce pasteur, et je n’ai pas manqué de me rappeler les paroles de la mamie dont je gardais toujours la petite souris sur moi.

Membre d'un gang violent, je ne voulais pas laisser transparaître mes sentiments, mais un beau jour, n’y tenant plus, je me suis rendu à notre squat pour déclarer publiquement que j’avais l’intention d’arrêter ce mode de vie. Il y avait là tout le gang et ma copine, Lydie. Cependant,  j’avais tellement la trouille que la seule chose que je sois arrivé à dire est : « Les gars je suis mort. » Ils ont pensé que je m’étais pris un coup de couteau, et ils me regardaient… Mon cœur battait à du 100 à l’heure. Puis je leur ai annoncé tout à trac: « Voilà les gars, j’arrête tout, je laisse tout tomber, je change de vie, je donne ma vie à Jésus. » Et je suis sorti de là sous une pluie d’insultes.

Prodigal Son

Je suis rentré chez mes parents. Arrivé dans la chambre, je me suis déshabillé, j’ai rasé ma crête, et j’ai crié à Dieu, mais véritablement crié, en lui demandant de changer ma vie sur le champ : « Maintenant il faut que tu existes Seigneur ! Car si tu n’existes pas je suis mort ! » Dès cet instant, Dieu a fait de véritables miracles en moi, et ma vie a changé. Toute ma jeunesse avait été détruite à cause de la violence, que ce soit à l’école, dans ma famille, chez des amis ou ailleurs. Et Dieu a véritablement changé et transformé ces choses-là.

Je suis retourné à l’église. Aujourd’hui cela fait 19 ans que je me suis décidé à suivre Jésus et que je  suis à son service par un ministère d’édification et de prédication. C’est en sortant la petite souris en plastique de ma poche que je me suis souvenu que c’est par l’entremise d’une mamie qu’il m’en avait, un jour, fait la promesse.

16/11/2014

Aime-moi tel que tu es...

Mon enfant, je connais ta misère, les combats et les tribulations de ton âme, la faiblesse et les infirmités de ton corps ; je sais ta lâcheté, tes péchés, tes défaillances. Je te dis quand même : donne-moi ton cœur, aime-moi comme tu es.

Si tu attends d’être un ange pour te livrer à l’amour, tu n’aimeras jamais. Même si tu retombes souvent dans ces fautes que tu voudrais ne jamais connaître, même si tu es lâche dans la pratique de la vertu, je ne te permets pas de ne pas m’aimer.

Aime-moi tel que tu es. Je veux l’amour de ton cœur indigent ; si, pour m’aimer, tu attends d’être parfait, tu ne m’aimeras jamais. Ne pourrais-je pas faire de chaque grain de sable un séraphin radieux de pureté, de noblesse et d’amour  Ne pourrais-je pas d’un seul signe de ma volonté, faire surgir du néant des millions de saints, mille fois plus parfaits et plus aimants que ceux que j’ai créés? Ne suis-je pas le Tout-Puissant? Et s’il me plaît de laisser pour jamais dans le néant ces êtres merveilleux et de leur préférer ton pauvre amour?
Mon enfant, laisse-moi t’aimer, je veux ton cœur. Je compte te former, mais en attendant, je t’aime comme tu es. Et je souhaite que tu fasses de même. Je désire voir du fond de ta misère monter l’amour.

J’aime en toi jusqu’à ta faiblesse. J’aime l’amour des pauvres. Je veux que de l’indigence s’élève continuellement ce cri : « Père, je t’aime ». C’est le chant de ton cœur qui m’importe. Qu’ai-je besoin de ta science et de tes talents ? Ce ne sont pas des vertus que je te demande ; et si je t’en donnais, tu es si faible, que bientôt l’amour propre s’y mêlerait : ne t’inquiète pas de cela.

J’aurais pu te destiner à de grandes choses : non, tu seras le serviteur inutile, je te prendrai même le peu que tu as, car je t’ai créé pour l’amour. Aime! L’amour te fera faire tout le reste sans que tu y penses; ne cherche qu’à remplir le moment présent de ton amour.

Aujourd’hui, je me tiens à la porte de ton cœur comme un mendiant, moi, le Seigneur des Seigneurs. Je frappe et j’attends, hâte-toi de m’ouvrir, n’allègue pas ta misère. Cela seul qui pourrait me blesser le cœur, ce serait de te voir douter et manquer de confiance.

Je veux que tu penses à moi à chaque heure du jour et de la nuit, je ne veux pas que tu poses l’action la plus insignifiante pour un motif autre que l’amour. Quand il te faudra souffrir, je te donnerai la force ; tu m’as donné l’amour. Je te donnerai d’aimer au-delà de ce que tu as pu rêver. Mais souviens-toi : aime-moi tel que tu es. N’attends pas d’être parfait pour te livrer à l’amour, sinon tu n’aimeras jamais.

01/05/2014

Tim Guénard - Plus fort que la haine


Ma vie est aussi cabossée que mon visage. Mon nez, à lui seul, compte vingt-sept fractures. Vingt-trois proviennent de la boxe ; quatre, de mon père. Les coups les plus violents, je les ai reçus de celui qui aurait dû me prendre par la main et me dire " je t’aime ".
Il était iroquois. Quand ma mère l’a quitté, le poison de l’alcool l’a rendu fou. Il m’a battu à mort avant que la vie ne poursuive le jeu de massacre. J’ai survécu grâce à trois rêves : me faire renvoyer de la maison de correction où j’étais placé - un exploit jusqu’alors jamais accompli ; devenir chef de bande ; tuer mon père. Ces rêves, je les ai réalisés. Excepté le troisième. C’était à deux doigts... Durant des années, la flamme de la vengeance m’a fait vivre.
Dans la prison de ma haine, des personnes habitées par l’Amour m’ont visité et m’ont mis à genoux dans mon cœur. C’est à ceux que notre société rejette, les cassés, les tordus, les handicapés, les " anormaux ", que je dois la vie. Et une formidable leçon d’amour. Je leur dédie ce livre. Ils m’ont permis de renaître.

J’ai tordu le cou à la fatalité

Cette rencontre inattendue avec l’Amour a bouleversé mon existence. Je vis aujourd’hui dans une grande maison claire, sur les hauteurs de Lourdes, avec Martine, ma femme, Églantine, Lionel, Kateri et Timothée, nos enfants. Plus quelques personnes de passage qui font halte chez nous en attendant de reprendre la route. Ce matin, j’ai posé mes ruches sur le versant de la montagne. Demain, je les emmènerai ailleurs, vers d’autres fleurs, d’autres parfums. Je savoure le silence des collines qui m’emportent dans leurs chevauchées vers l’horizon.

Une abeille voltige autour de moi, elle bourdonne près de mon visage, retourne à la fleur, déjà lourde de pollen. Sa vie est réglée comme une partition. Elle joue les notes de son hérédité, ces ordres séculaires transmis par son code génétique. L’abeille, comme tout animal, ne peut rien changer à son comportement programmé. L’homme, oui. L’homme est libre de bouleverser son destin pour le meilleur ou pour le pire. Moi, fils d’alcoolique, enfant abandonné, j’ai tordu le coup à la fatalité. J’ai fait mentir la génétique. C’est ma fierté.

L’amour, c’est mon poing final

Mon prénom est Philippe, et on me surnomme Tim, car mon nom iroquois est Timidy. Il signifie " seigneur des chevaux ". Ma mémoire blessée fut plus difficile à apprivoiser qu’un pur-sang sauvage. Guénard peut se traduire par " fort dans l’espérance ". J’ai toujours cru au miracle. Cette espérance qui ne m’a jamais manqué, même au plus noir de la nuit, je la désire aujourd’hui pour les autres. J’ai hérité de mes ancêtres indiens l’absence de vertige. Je ne crains qu’un abîme, le plus effrayant, celui de la haine à l’égard de soi-même. Je n’ai qu’une peur, celle de ne pas assez aimer. Pour être un homme, il faut des couilles. Pour être un homme d’amour, il en faut de plus grosses encore. Après des années de combat, j’ai enterré la hache de guerre avec mon père, avec moi-même et mon passé.
Il m’arrive de prendre le volant de ma vieille camionnette et de partir, à la demande, raconter un peu de ma vie chaotique. Je vais chez nous, ou ailleurs, en France et à l’étranger, dans les écoles et les prisons, les églises et aux assises, les stades et les places publiques... Je témoigne que le pardon est l’acte le plus difficile à poser. Le plus digne de l’homme. Mon plus beau combat. L’amour, c’est mon poing final. Je marche désormais sur le sentier de la paix. Soixante-dix-sept fois sept fois.

Castagne générale

J’ai failli tuer mon père. Sans le faire exprès. C’était au début de ma rencontre avec Dieu. Le père Thomas Philippe commençait à m’administrer ses perfusions de pardon, et je me sentais tout chose. Je n’avais pas quitté toutes mes habitudes belliqueuses.
Un samedi soir, nous écumons avec ma bande les bals de campagne lorsque nous décidons de finir la soirée dans une boîte de nuit de la région. Je reconnais, dès la porte franchie et mes yeux habitués à la pénombre, deux de mes demi-frères dans un coin du bar. Le souvenir n’étant pas folichon, je préfère me tirer. Au moment où je décanille, un de mes copains provoque, sans le vouloir, une bagarre. La castagne dégénère très vite. Elle devient générale, opposant les miens au reste de la salle. Ça cogne dans tous les coins.
Dans l’obscurité, je ne sais plus très bien sur qui je tape. Mes coups portent, mon adversaire recule. La bande rivale se taille en voiture. En les voyant partir, j’éprouve un malaise indéfinissable. Je ne dors pas bien ce soir-là. Le lendemain, je comprends. C’est mon père que j’ai tabassé. Il ne s’est pas défendu. Ce père que je rêvais de tuer, que je n’ai pas revu depuis des années, je viens de lui casser la gueule. Je me sens mal. Il y a encore quelques mois, j’aurais exulté. Cette heure de la vengeance, tellement désirée, je la refuse désormais.

C’est le fils de papa !

Le désir de lui pardonner vient un peu plus tard, grâce au cadeau de Frédéric. Ses cinq lignes dactylographiées m’ont ouvert le cœur. Grâce à elles, je veux recommencer ma vie à zéro. Une vie bâtie sur l’amour, non sur la haine.
Grâce au cadeau de Frédéric et aux quelques mots dits par une petite fille. Sylvie est une fillette de six ans. Je la rencontre alors qu’elle doit être placée à la DDASS. Son père, gravement malade de l’alcool, la bat. Mais elle ne veut pas le quitter, elle espère en lui, elle espère pour lui. Elle me dit un jour : 
- Je veux rester avec mon papa. Il est gentil quand il a pas bu. 
Ses mots me touchent. Deux ans plus tard, cet homme devient abstinent. L’espérance de sa fille l’a sauve.
Grâce à Sylvie et à Frédéric, je cherche du positif chez mon père. J’en trouve. Je réalise que c’est grâce à lui que je suis devenu champion de boxe. Je lui dois en partie le bonheur que je goûte aujourd’hui. Je croise un jour, en ville, une ravissante jeune fille accompagnée d’un garçon. Je reconnais, avec un mouvement de recul, ma demi-sœur et son frère. Je décide d’aborder cette fille qui n’a jamais été méchante avec moi lorsque nous étions enfants. Je me plante devant elle et je lui demande tout à trac : 
- Sais-tu qui je suis ? 
Elle réfléchit un instant et se tourne subitement vers son frère : 
- Je le reconnais, c’est le fils de papa!
Je suis ému par la façon profondément affectueuse dont elle dit papa. Si elle parle de cet homme avec autant d’amour, il ne peut être mauvais. Il doit même être un excellent père avec ses seconds enfants. J’apprends incidemment qu’il lui arrivait de laver mes couches à la main quand j’étais petit. Mon père me battait, mais il lavait mes couches !

Je lui ai balancé mon pardon dans la gueule

Je suis donc retourné chez mon père. Comme dans la parabole de l’Évangile. Il habitait un pavillon, dans la banlieue nord de Paris. J’ai sonné à la porte. Il a ouvert. Je l’ai reconnu, malgré le temps. Sa haute silhouette ne se voûtait pas encore. Il m’a regardé en silence, sans surprise. Il n’a pas dit de phrases du genre " Tiens, te voilà enfin, après tant d’années " ou " Fous le camp, je n’ai jamais pu te supporter ! ", ou bien encore " Mon enfant chéri, pardonne-moi ".
Non, il n’a rien dit. 
Ses yeux ont parlé pour lui. 
Je suis allé droit au but, sans doute pour dominer mon trac : 
- Je suis devenu chrétien, je te pardonne. On recommence la vie à zéro ! 
J’ai commis la connerie de ma vie.
J’ai aussitôt senti qu’il se raidissait. Ses yeux se sont embrumés, son regard s’est assombri. Il s’est plié, comme s’il recevait un coup au ventre. Je venais de renvoyer cet homme dans son enfer de passé qu’il essayait désespérément de fuir. Je n’étais qu’un salaud, un égoïste qui ne songeait, dans le fond, qu’à une chose : se soulager. Vivre le pardon pour moi et moi seul. M’offrir une bonne conscience toute neuve.
Mon père n’a pas eu la chance d’avoir une femme comme la mienne et des amis comme ceux que j’ai reçus. Souvent, je me suis posé la question : pourquoi ? Pourquoi ai-je eu cette chance et pas lui ? II essayait sans doute d’échapper aux griffes du remords et aux souvenirs horribles de son indignité. Il a tenté de réparer ce qui était possible, en étant un père juste et bon pour ses autres enfants. Il ne pouvait encore se pardonner lui-même. Il se jugeait avec toute la sévérité du scrupule.
Moi, je suis arrivé devant lui après des années d’absence et je lui ai balancé mon pardon dans la gueule comme un jugement et une condamnation. Le cœur peut donner un pardon que la bouche doit parfois retenir.

Dieu me vole sans délicatesse

Dans l’Évangile, le Christ ne dit pas à la femme adultère que les pharisiens veulent lapider : " Je te pardonne tes nuits de péché. " II se tait. Il dessine dans le sable.
Je suis parti vite, plein de remords. J’ai tenté de combler le trou entre nous en lui envoyant des cartes postales. Cela paraît idiot, n’est-ce pas, des cartes postales ? Des petits mots disant mon bonheur de vivre, un clin d’œil complice par-ci par-là, un instant heureux que je partageais avec lui, à la volée, en passant.
Après quelques années, il y a eu plus de présent entre nous que de passé. J’ai su alors qu’il pouvait accepter mon pardon.
Un jour, j’ai appris qu’il avait cessé de boire. Pour ce grand malade, c’était un acte héroïque. Je me suis mis à l’admirer.
J’ai appris la mort de mon père par hasard. En 1990. 
Je croise dans la rue un oncle et son fils. L’homme me reconnaît. Il m’accoste : 
- Eh, Tim, tu dois être heureux ? 
- Heureux... oui. Pourquoi me dites-vous cela ? 
- Tu sais que ton salaud de père est mort ? 
Coup au plexus. Respiration coupée. Silence. 
Déchirure. 
- ... Non... Il y a longtemps ? 
- Trois mois à peine. 
Le cousin est gentil. Il sait ce que m’a infligé mon père. Il en rajoute : 
- Ah, ce salaud... 
Je n’en veux pas à mon cousin. Il ignore que Dieu est entré dans ma vie et qu’Il a tout bouleversé, de fond en comble. En revanche, j’en veux à Dieu de me voler mon père sans délicatesse.

Mes souvenirs me bousculent, ils me griffent

Le pardon n’est pas une baguette magique. Il y a le pardon du vouloir et celui du pouvoir : on veut pardonner mais on ne peut pas. Quand on peut, lorsque enfin la tête et le cœur finissent par être d’accord, il reste le souvenir, ces choses douloureuses qui remontent à la surface, qui troublent et raniment la haine. C’est le pardon de la mémoire. Ce n’est pas le plus facile. Il exige beaucoup de temps.
Durant dix ans, j’ai demandé tous les matins à Martine : " Est-ce que tu m’aimes ? " Je ne pouvais pas croire à son amour. Ma guérison s’est faite dans la durée. Oui, il faut du temps. J’ai eu de la chance de rencontrer des gens vrais. Ils m’ont aimé avec l’empreinte de mon passé, ils ont osé accepter ma différence, mes soubresauts d’homme blessé. Ils ont écouté ma souffrance, et continué de m’aimer après les orages. Maintenant, j’ai la mémoire d’avoir reçu.
Le passé se réveille à cause d’un son, d’une parole, d’une odeur, d’un bruit, d’un geste, d’un lieu entr’aperçu... Un rien suffit pour que les souvenirs surgissent. Ils me bousculent, ils me griffent. Ils me rappellent que je suis encore sensible. J’ai toujours mal. Je ne serai peut-être jamais totalement pacifié. Il me faudra sans doute recommencer mon pardon, encore et encore. Est-ce le " soixante-dix-sept fois sept fois " dont parle Jésus ?
Pardonner, ce n’est pas oublier. C’est accepter de vivre en paix avec l’offense. Difficile quand la blessure a traversé tout l’être jusqu’à marquer le corps comme un tatouage de mort. J’ai récemment dû subir une opération des jambes : les coups de mon père ont provoqué des dégâts physiques irréparables. La douleur se réveille souvent ; avec elle, la mémoire. Pour pardonner, il faut se souvenir. Non pas enfouir la blessure, l’enterrer, mais au contraire la mettre au jour, dans la lumière.

Il y a des mots plus violents que des coups de poing

Une blessure cachée s’infecte et distille son poison. Il faut qu’elle soit regardée, écoutée, pour devenir source de vie. Je témoigne qu’il n’y a pas de blessures qui ne puissent être lentement cicatrisées par l’amour. Jusqu’à l’âge de seize ans, j’ai furieusement rêvé que ma mère venait me reprendre. Puis j’ai accepté l’intolérable idée d’avoir été abandonné par celle qui m’a porté. J’ai décidé alors qu’il valait mieux que je ne la revoie jamais.
C’est arrivé pourtant. À l’improviste. C’était après mon mariage. Une tante m’avait invité à une réunion de famille sans me dire que j’y verrais ma mère. Je me suis soudain retrouvé en face d’une femme brune, jeune et belle. Elle n’a pas fait un geste en m’apercevant. Pas une moue.
Je me suis approché d’elle et lui ai dis : 
- Mon seul rêve, c’est un baiser de toi... 
Elle a reculé imperceptiblement. 
- ... ou ta main sur mon épaule, si tu préfères. 
Un seul geste. Cela suffira... 
Elle a conservé ses distances et a répondu : 
- Tu es comme ton père... l’honneur, rien que l’honneur ! 
J’ai attendu quelques secondes un geste qui ne pouvait pas venir. J’ai pris la tangente. J’allais sortir quand ma mère m’a rattrapé sur le palier. Elle m’a demandé : 
- Tu as pardonné à ton père ? 
- Oui, je lui ai pardonné. 
Elle s’est fermée. Son visage s’est crispé, durci. Elle ne pouvait sans doute accepter que j’aie pardonné à cet homme qui m’avait brisé dans mon corps. Elle n’admettait pas que je les mette tous deux au même rang du pardon. Elle a lâché : 
- Oui, tu es comme ton père. Tu seras un mauvais mari et un mauvais père...
Il y a des mots plus violents que des coups de poing. Les mots du venin de la désespérance, de la fatalité. Ma mère ne mesurait pas le poids des mots. Il a fallu une autre femme, Martine, mon épouse, pour me purger de ce venin de mort. Elle m’a soigné avec une patience d’ange, les jours succédant aux jours.

Mes enfants sont devenus mes racines

Grâce à Martine, je peux dire aujourd’hui cette chose impensable : la joie que je reçois de nos quatre enfants, je la dois aussi à ma mère. C’est elle qui m’a donné la vie, ce trésor inestimable.
Aujourd’hui je me bats pour être un bon père, un bon mari et un bon fils... de Dieu le Père. Mes enfants sont devenus mes racines. Auprès d’eux, l’homme blessé que je suis a reçu des guérisons. Lorsqu’ils m’appellent mon papa, je sens un délicieux frisson courir le long de mon échine. Une émotion exquise. Je ne veux pas m’habituer à ce qu’on m’appelle papa. C’est la plus belle chose au monde. Je me souviens de tous ces " mon papa " qui m’ont manqué. Je rends grâce. Et je confie au Dieu Père tous les enfants qui n’ont personne à qui dire " mon papa ".

Extrait du livre " Plus fort que la haine ", J'ai Lu, 2000

28/04/2014

Psaume 121 - Chanté en hébreu


Je lève les yeux vers les montagnes:
D'où me viendra le secours?
Le secours me viendra du Seigneur
Qui a fait le ciel et la terre.


Il ne permettra pas que ton pied ne bronche;
Celui qui te garde ne sommeillera point.
Non, il ne sommeillera pas il ne s'endormira pas,
Le gardien d'Israël.

Le Seigneur est ton gardien,
Le Seigneur est ton abri, toujours à tes côtés.
De jour, le soleil ne te frappera point,
Ni la lune au cours de la nuit.

Le Seigneur te gardera de tout mal,
Il veillera sur ton âme.
Le Seigneur protégera tes allées et venues,
Dès maintenant et à tout jamais.

04/04/2014

Empreintes de pas sur le sable

Une nuit, j’ai rêvé que je marchais avec Père le long de la plage.

Plusieurs scènes de ma vie étaient projetées dans le ciel comme sur un écran.
Pour chacune d’elle, je voyais des empreintes de pas sur le sable.

Parfois il y avait deux séries d’empreintes; mais à d’autres moments, il n’y en avait qu’une.

Cela m’a troublé de constater que, durant les moments les plus écrasants de ma vie, lorsque je souffrais d’une angoisse, d’un chagrin ou d’une défaite, il n’y avait plus qu’une seule série d’empreintes sur le sable.

Alors j’ai dit à Père : « Tu m’avais promis, Père, que, si je te consacrais ma vie, tu marcherais toujours à mes côtés. Or, j’ai remarqué que durant les périodes les plus difficiles de ma vie, il n’y avait plus qu’une seule série d’empreintes de pas sur le sable. Pourquoi cette absence, alors que j’avais justement le plus besoin de toi ? »

Alors Père a répliqué simplement : « Là où tu n’as vu qu’une seule série d’empreintes, cela correspond à chacune de ces fois où je t’ai porté dans mes bras. »

08/03/2014

Père dont le nom est Tendresse


Père dont le nom est Tendresse,
Père dont le nom est Jeunesse,
Père dont le nom est Amour,

Père dont le nom est Père
Et presque dont le nom est Mère,
Père dont le nom est Secours,

Père dont le nom est Indulgence,
Père dont le nom est Patience,
Père dont le nom est Pardon,

Père dont le nom est Caresse,
De nouveau Père dont le nom est Tendresse,
Père qui t’appelles l’Infiniment Bon,

O Père, à ceux qui, sous prétexte que tu es quelqu’un de tout autre,
Ne veulent pas que ta paternité ait aucun rapport avec la nôtre,

Et te font ce qu’ils ne voudraient pas être eux-mêmes :
une espèce de juge terrible et de Pharaon,

Avec les mots humains qui seuls ont goût de Dieu,
donne-moi, ô Père, de faire connaître ton vrai nom !

François d'Espinay  (1916-1935)